1ère édition tirée à 800 exemplaires / 1st edition of 800 copies.
Les premières aubes dont je me souviens. J’avais six ou sept ans. On ne voyait presque rien. Je suivais mon père pas à pas dans une herbe qui, pour moi, était haute. Tout était silhouette. Il me semblait toujours avoir marché longtemps avant de percevoir le léger bruit de l’eau qui glisse sur la rive. Il fallait avoir les yeux bien ouverts, pupilles dilatées, pour entrevoir le courant, les branches affleurantes et les traces de brume qui apparaissent dès que pointe le soleil. Nous dépliions nos lignes, accrochions un ver et suivions le bouchon, à peine visible, dans sa lente dérive.
C’est juste à l’aube qu’on prend les plus beaux poissons. Je crois que c’est ainsi que j’ai découvert les mystères du sombre. Le crépuscule, je l’ai connu aussi dans ma petite enfance. Mon père, l’été, travaillait tard dans son potager. Ma mère, régulièrement, appelait pour le repas du soir : « Pierrot à table ! » « J’arrive » répondait-il sans lever les yeux de la terre. […]
Un peu plus tard, mon père rentrait, vaincu par le noir et la fatigue ; nous le suivions dans la lumière brutale des néons de la cuisine. J’étais trop petit pour penser à la photo, mais j’ai conservé ces instants comme des images latentes, un reflet à la surface de la mémoire ; j’ai gardé dans un coin de ma tête ces moments où la peur, l’émerveillement et le bonheur se mélangeaient si bien. Il m’a fallu du temps pour en faire quelque chose. Comprendre que je vois mieux quand il n’y a plus d’ombre, quand les chemins se cachent et les arbres intriqués révèlent enfin leurs formes. Et quand je ne sais pas très bien ce qui se tient au coin du bois, je cherche la lumière en ouvrant brièvement les yeux de mon enfance, mes yeux d’il y a longtemps ; textes de Dimitri Bortnikov, photos en n.b.