1ère édition tirée à 350 exemplaires / 1st edtion of 350 copies.
“1802, Lombard Street, Londres : un certain Luke Howard (1772 – 1864) pharmacien anglais devenu météorologiste de renom, propose une nouvelle classification des nuages. Nommant trois principales catégories — cumulus, stratus, et cirrus — ainsi qu’une série d’états et de modifications intermédiaires, tels le cirrostratus ou le stratocumulus, Howard met l’accent sur la mutabilité intrinsèque des nuages, point non négligeable – et mission fondamentalement poétique – qui faisait défaut à la première tentative de classification effectuée plus tôt par le naturaliste français Jean-Baptsite Lamark (1744 – 1829).
Dès lors l’histoire désignera Howard comme « l’inventeur des nuages », la science adoptera son système et les artistes s’en inspireront. Mers de brumes chez Caspar David Friedrich, ciels en furie chez William Turner ou masses pommelées chez Eugène Boudin : pour le critique britannique John Ruskin, le XIXème est un siècle “au service des nuages”[1]. Parmi ces peintres attentifs aux variations atmosphériques, John Constable (1776-1837), installé en haut de la colline de Hampstead dans le nord de Londres, va particulièrement se consacrer à l’étude méticuleuse des nuages. Chez Constable, la forme ou les couleurs de ces amas de vapeur d’eau – et à travers elles, les phénomènes scientifiques à l’origine de leur formation, tout comme le temps qui va s’en suivre – deviennent de véritables objets d’étude.
À la fin du XIXème, en 1873, trois météorologues appartenant à l’Organisation météorologique internationale — Hugo Hildebrand Hildebrandsson, Albert Riggenbach et Léon Teisserenc de Bort — ont pour mission d’établir le premier Atlas international des nuages. Ils y travaillent pendant vingt-trois ans et une première version est finalement publiée en 1896. Outre des peintures et des dessins, on y découvre pour la première fois des photographies de nuages en couleur, un procédé compliqué et dispendieux à l’époque. L’ouvrage, toujours d’actualité d’un point de vue scientifique, peut aussi se voir comme un ouvrage d’art et témoigne de l’alliance entre science et photographie, tout comme des potentialités esthétiques infinies des nuages.
Ainsi avons-nous pensé, à la lueur de ces études picturales et météorologiques, l’ouvrage « Nuages » de Charlotte Lapalus qui, depuis l’Europe, le Canada ou le Sahara, enregistre continuellement des états du ciel remarquables.
Ses cadrages, dépourvus de tout référent terrestre, rappellent ceux des Cloud Studies de Constable : la mer au-dessus de laquelle se forment les nuages, les montagnes dans lesquelles ils s’accrochent, ou encore les plaines qui s’assombrissent sous leur passage, disparaissent de ses photographies. L’attention est définitivement portée au motif et à la lumière : là, les filaments opalins d’un cirrus, ici les boucles sourdes et obscures d’un cumulonimbus, ou encore les masses agitées des nimbostratus qui lentement s’agrègent puis soudain s’éclairent de l’intérieur. Dans une déambulation chromatique — qui traduit leur caractère évolutif — les nuages passent du blanc au gris en virant aux roses, aux jaunes ou aux violets, selon leur altitude, le bleu du ciel, ou encore la position du soleil par rapport à l’horizon… Parfois, des éclairements particuliers comme les incendies ou les lumières des grandes villes peuvent venir interférer avec leurs couleurs naturelles.
Alors interviennent d’autres questions, à l’heure de l’anthropocène. Trainées de condensation des avions à réaction, smogs de pollution urbaine, panaches d’usines ou champignons atomiques ont fait leur entrée, depuis le début de la Révolution Industrielle, dans le paysage atmosphérique. On les appelle nuages anthropogéniques, et tous ont pour point commun d’être artificiellement créés par les activités humaines.
Dans les années 1950 par ailleurs, les premiers tests d’ensemencement des nuages — et avec eux la manipulation du climat — ont commencé à soulever de nouvelles préoccupations sanitaires, écologiques et géopolitiques, avec à la clé l’établissement éventuel d’un statut juridique des nuages, eux qui semblaient ne pas connaitre les frontières et qui, malgré tout, se retrouvent en proie à des guerres météorologiques. Car si les effets de leur comportement et de leurs métamorphoses futures jouent un rôle déterminant dans le dérèglement climatique, ils constituent pourtant l’une des principales sources d’incertitudes auxquelles se heurtent les chercheurs et les modélisateurs.
Dans ce contexte nébuleux, les photographies de Charlotte Lapalus apparaissent comme une injonction à cultiver notre sens de l’observation, à renforcer l’attention et l’intérêt que nous portons à ces géants cotonneux. Leurs masses ici imposantes, leurs tons sourds ou incandescents hurlent le mystère, l’urgence et la poésie, triade avec laquelle il s’agit de composer lorsque l’on évoque ces ovnis scientifiques qui inlassablement se forment à la surface de l’eau et s’élèvent dans la troposphère.”