Nous aurions tort de croire cette typologie inébranlable. Ce que l’on peut appréhender de l’ouïe des oiseaux bouleverse la rigidité d’un tel modèle : leur usage de l’écoute semble allier une dimension active et directionnelle de l’ouïe, à l’instar de la vue, et une relative indifférence aux traits séquentiels de rythme et de mélodie portés par ce que nous appelons peut-être un peu lestement leur chant. Celui-ci se caractérisant davantage par la présence de motifs dont l’ordre temporel importe peu.
C’est peut-être cette énigme du chant et du monde sonore en général, celui qui nous envahit et nous pénètre comme pour nous animer, que les images de Joséphine Michel déploient dans le registre en apparence si hétérogène du visuel. Ses photographies d’oiseaux le plus souvent écartent d’emblée la figure ou les grâces du corps entier, et le mythe du défi lancé à la pesanteur. Elles se consacrent à une forme de révélation de ces motifs qu’une saisie intime et singulière conduit aux confins de l’abstraction. Ce sont des yeux et des plumes que l’on ne peut se contenter de regarder mais au sein desquels nous sommes soudain plongés, comme si le regard pouvait perdre un temps de sa faconde et rejoindre, à travers l’observation aimantée, la passion de l’écoute.
Comme s’il n’y avait plus seulement à déchiffrer, à lire, mais aussi à capter, et à se laisser capter. À rejoindre tout ensemble la saisie et le saisissement.
Dans un texte remarquable et audacieux, l’anthropologue Tim Ingold nous entraîne dans un questionnement de cette trop évidente dualité entre la vue et l’ouïe, dualité sans doute inféodée aux techniques issues de l’écriture. À partir de l’étude des sons des oiseaux, il interroge des pratiques chamaniques de guérison, chez les Shipibo-Conibo, à l’est du Pérou, dans lesquelles une conception aérienne de l’être se substitue à l’approche corporelle, et où lumière et chant échangent leurs formes et leurs voies : éphémères et irradiantes figures qu’il ne s’agit pas non plus de lire mais d’entendre.
« Lorsque le motif est libéré dans le chant, la lumière se transforme en son. Serait-ce la clé du mystère de la façon dont l’oiseau perçoit son chant ? En tant que composition de lumière, de couleur et de son, l’oiseau est en effet un esprit. Lorsque le chaman entend le chœur de ses assistants spirituels, il pourrait tout aussi bien écouter le chœur du chant des oiseaux, puisque pour lui, les oiseaux sont des esprits, et les esprits des oiseaux. Est-ce trop demander que d’imaginer que lorsque nous entendons l’oiseau chanter, l’oiseau lui-même — avec son œil dans l’oreille — « voie » son propre son comme un motif dans la lumière ? Ou que c’est ainsi que les autres oiseaux de son espèce, dans les environs, le « voient » également ? Ces visions audibles sont peut-être hors de portée des humains ordinaires qui, comme les patients des cérémonies de guérison Shipibo-Conibo, n’entendent que le chant. Pour nous, l’interchangeabilité de la lumière et du son est difficile à saisir. Mais pour l’oiseau, c’est parfaitement évident. Comment, veut-il savoir, pouvons-nous prétendre entendre des sons sans les voir ?» -Tim Ingold
We would be wrong to believe this typology unwavering. That which one can apprehend in the hearing of birds upsets the rigidity of such a model : their use of listening seems allied to an active and directional hearing, like that of seeing, and a relative indifference to rhythm and melody carried by that which we perhaps rather hastily call their song. This characterises itself rather by the presence of motifs whose temporal order is unimportant.
It’s perhaps this enigma of song and the sonic world in general, that which invades and penetrates us as if to animate us that Joséphine Michel deploys in her heterogenous images. Most of her photographs of birds discard the figure or grace of the overall body, and the myth of gravity-defiance. They are committed to a form of revelation of these motifs wherein an intimate and singular approach leads to the borders of abstraction. There are eyes and feathers that one cannot simply look at, but into which we are suddenly plunged, as if the gaze could for a moment lose its loquaciousness and join, through magnetised observation, the passion of listening. As if it were no longer just a matter of deciphering and reading, but of capturing and allowing oneself to be captured. To fuse together seizure and seizing.
In a remarkably daring and audacious text, the anthropologist Tim Ingold leads us to question this very evident duality between seeing and hearing, a duality undoubtedly inflected by the techniques of writing. From his study of bird sounds he questions some shamanic practices of healing among the Shipibo-Conibo people in eastern Peru, in which an aerial conception of being supersedes the corporeal approach and where light and song exchange their forms and ways ; ephemeral and radiant figures which are not to be read but heard.
« Where pattern is released into song, light turns to sound. Could this be key to the mystery of how the bird sees its song ? For as a composition of light, colour and sound, the bird is indeed a spirit. When the shaman hears the chorus of his spirit attendants, he might as well be listening to the chorus of birdsong, since for him, birds are spirits, and spirits birds. Is it too much to imagine that when we hear the bird sing, the bird itself – with its eye in its ear – ‘sees’ its own sound as a pattern in the light ? Or that this is how other birds of its kind, in the vicinity, also ‘see’ it ? These audible visions may be beyond the ken of ordinary humans who, like patients in Shipibo-Conibo healing ceremonies, hear only the song. For us, the interchangeability of light and sound is hard to grasp. But for the bird it is perfectly obvious. How, it wants to know, can we possibly claim to hear sounds without seeing them ? » -Tim Ingold