« Un chanteur disparaît, une petite fille grandit.
La société se contracte. L’espace se rétracte. Le monde entier a rétréci.
Ce sont “les années blanches” et les permis de circuler.
Le lendemain de la disparition de Christophe, Audrey m’appelle :
Demain nous quitterons Paris et l’étroitesse de nos appartements.
À Saint-Tropez, la vie même semble s’être retirée, comme la vague.
Tous les bars sont fermés.
Une petite bande d’artistes s’installe dans une maison abandonnée.
Les amies se retrouvent sur la plage. Sur la mer flotte encore le petit fanion bleu de la liberté. Bleu mental…
Une nuit de juillet, sur le chemin talqué de blanc de l’Estagnet qui longe la plage des Canoubiers, une forme noire me barre la route juste au niveau de la Madrague, la célèbre maison de B. B. Il fait nuit noire, le vent s’est levé soudainement, les palmes fouettent le ciel comme si elles le griffaient. Leur froissement est tel un grand battement d’ailes au-dessus des canisses.
Des yeux d’onyx me fixent sur le sentier. Je n’ai pas d’appareil photo sur moi. Seulement un téléphone pour éclairer mes pas dans la nuit. Je l’éteins pour ne pas brusquer l’animal. Un quartanier stoïque me barre la route. En face à face et noir sur noir.
Je songe aux récits des chasseurs de mon enfance et recule lentement. La bête ne bouge pas. Je fais quelques pas de côté, écarte une brassée de cannes pour me dissimuler et regarder la mer, tout à coup déchaînée.
Le vent secoue ma chevelure, l’écume laiteuse des vagues lessive la nuit noire. Au loin les lumières de la “petite maison” brillent dans la mer.
Des amis m’attendent pour dîner.
Je respire profondément l’air iodé et me décide à reprendre mon chemin.
Devant le portail de la maison de “la plus belle femme du monde”,
le sentier littoral est comme une coulure de mercure sous la lumière de la lune: le solitaire a disparu. La Bête à déguerpi.
Avons-nous rêvé notre vie ? Avons-nous vécu dans un rêve ? Le rêve de l’Âge d’or arcadien des peintres Fauves ? Prisent à La naissance du jour et sous le “zeppelin jaune” du tableau de Matisse Luxe, calme et volupté, ces photographies sont pour moi comme les arrêts sur images d’un film jamais tourné. Blue movie : le film de notre vie rêvée. Un Rêve-movie. » — Nicolas Comment