Avec seulement son appareil photo, un enregistreur audio et quelques provisions, il a parcouru 41 États et plus de 25 000 km de 2017 à 2019. Tout au long de ses voyages, Viktor Hübner a privilégié les rencontres fortuites et s’est appuyé quotidiennement sur l’hospitalité des personnes qu’il a croisées. Voyageur étranger, il est devenu le témoin oculaire de la vie pratique et spirituelle de nombreux Américains, et le porteur de nombreuses confidences. Ce livre se concentre sur les personnes que Viktor a rencontrées lors de ses voyages, leurs paroles, leurs expériences et, par extension, l’ère Trump dans laquelle elles ont vécu.
Aux États-Unis, les étrangers ont toujours tendance à y découvrir ce qu’ils apportent déjà, l’Amérique devient alors leur miroir déformant. Tocqueville a ainsi apporté l’horreur du despotisme et la peur de l’extrémisme républicain : l’Amérique est apparue comme un parfait contrepoint, son utopie et sa dystopie réunies. Plus tard, des philosophes comme Umberto Eco et Jean Baudrillard, imprégnés de sémiotique, ont vu un empire de signes et l’ont appelé « hyperréalité », un domaine de simulacres – sans jamais envisager que les gens ordinaires ne prennent pas forcément les pyramides de Las Vegas au sérieux.
Le célèbre Robert Frank (Suisse d’origine) a trouvé précisément en Amérique ce qu’il ne pouvait pas trouver dans l’Europe d’après-guerre (ce pour quoi il est venu en premier lieu) : le patriotisme naïf, la religion fondamentaliste, les sous-cultures vibrantes, l’ambiguïté sociale et les Afro-Américains. Sa visite avait son côté obscur, notamment dans les images de génuflexion jingoïste devant le drapeau et l’évidente ségrégation des races. Il va sans dire que de nombreux Américains n’ont pas apprécié cette image d’eux-mêmes, mais reste l’essai visuel le plus incisif jamais réalisé sur ce pays.
Hübner, lui, a absorbé et stylistiquement actualisé le travail de nombreux photographes (Stephen Shore, Joel Sternfeld, Mitch Epstein, entre autres), en plus de celui de collègues allemands comme Thomas Struth, qui s’est rendu au Yosemite et à El Capitan pour nous montrer les files des voitures et les touristes prêts à déclencher. Mais Hübner a également utilisé les stratégies de l’art conceptuel et de la performance. Il a établi des règles, mis en place un système, l’a laissé évoluer et est allé là où le protocole le menait. Pas de voiture de location, pas d’hôtel (bien qu’il se soit laissé payer six nuits par des personnes qu’il a croisées), pas de transports publics, pas de réservations sur Internet, pas de relations sexuelles avec les quidams rencontrés, juste assez d’argent pour la nourriture et la pellicule, une écoute attentive de la parole des gens – ne jamais les couper. Si cela semble risqué (16 000 miles furent parcourus entre 2017 et 2019), il faut aussi considérer que tout s’est déroulé pendant la présidence de Trump, au moment où les « guerres culturelles » ont résonné comme des cris de guerre et qu’a été mise en pratique l’idée que les bonnes clôtures font les bons voisins.
Hübner est aussi l’opposé de Robert Frank : là où Frank cherchait le thème et le motif, avec des nuances de menace et de révélation, Hübner cherche l’anomalie et l’apparition – la soudaine incompréhension. Il est ouvert à l’absurde comme Frank ne l’a jamais été. Cette vision est équilibrée – ou plutôt augmentée – par de nombreux portraits attentifs, parfois même tendres, où le jugement est mis de côté. Compte tenu de la pénétration totale des réseaux sociaux dans nos vies, nous sommes inondés de photos de personnes que nous ne connaissons pas et avec lesquelles nous n’avons aucun lien, que l’on voit souvent faire des choses stupides. La notion de portrait photographique a fait long feu. Mais dans ce livre, les portraits jouent un rôle clé. Ils ralentissent le rythme du voyage et déplacent l’attention des événements vers les personnes, des stéréotypes vers les individus, du tourisme vers l’engagement. Ces portraits capturent la texture de l’humanité, des personnes qui respirent en dehors du cadre. Peut-être les Américains ont-ils vraiment une vie intérieure.
Une question demeure : qu’a découvert Hübner au cours de ses voyages ? Est-ce encore ce qu’il a apporté avec lui, les mythes, les icônes de la culture pop, le sensationnalisme et le scepticisme européen à l’égard d’une nation trop puissante pour être honnête ? Les conversations qu’il a éditées – lectures essentielles pour les photographies de ce livre – semblent confirmer tout ce que l’on pouvait déjà imaginer. Tout d’abord, les Américains sont profondément habités par la peur, ils se méfient même les uns des autres.
La différence et l’altérité ne sont pas vraiment des vertus capitales dans l’Amérique de Hübner. Il n’est pas seulement question de racisme ou d’un nationalisme désignant sans relâche ceux qui n’ont pas leur place sur le territoire (ça, c’est le mantra de Trump), mais d’un profond sentiment de fragmentation qui va bien au-delà de toute étiquette traditionnelle. Comme l’avait compris Tocqueville il y a près de 200 ans, les Américains ont le culte de la méfiance – des autres Américains !
“Si Hübner n’avait découvert que cela, il aurait mis fin à ses voyages bien plus tôt. Je pense que ce qui l’a poussé à continuer, c’est cette autre chose qui a également émerveillé Tocqueville : l’ouverture et la générosité face aux personnes totalement inconnues, aux étrangers.” Lyle Rexer, extraits.
Les voyages d’Hübner, ses photographies et ses conversations représentent une exploration des questions qui travaillent les Américains à la fois personnellement et politiquement, et une découverte de ce que cela signifie d’être américain durant l’ère Trump. Même si tous les Américains qu’il a rencontrés appartiennent à la même société, leur existence ne pourrait souvent pas être plus différente. La vie des gens se déroule dans des communautés totalement isolées, éloignées les unes des autres, ménageant des perspectives d’avenir très différentes. La distance n’est pas seulement une étendue physique ici, elle est aussi dans la séparation de la société en classes, identités et idéologies. Dans ses photographies et ses récits écrits, il a essayé de restituer les environnements de ces gens, leur façon de vivre et les histoires qu’ils lui ont raconté. Équipé seulement de son appareil photo, de son enregistreur audio et de quelques provisions dans un sac à dos, il s’est retrouvé à vagabonder entre ces différentes réalités ; texte de Lyle Rexer, photos en couleurs.